Mathieu Jaton : « Smoke on the Water est clairement l’hymne de Montreux »

Mathieu Jaton, patron du Montreux Jazz Festival. David Trotta © PLANS CULTES

L’incendie du Casino de Montreux, survenu le 4 décembre 1971, donnait naissance à l’un des plus grands tubes de l’histoire du rock, en même temps qu’il faisait rentrer la commune de la Riviera dans la légende. Interview de Mathieu Jaton, patron du Montreux Jazz Festival.

David Trotta

Il est environ 16h15 le 4 décembre 1971. Frank Zappa est à Montreux, sur les planches du Casino, en plein concert. La toiture s’embrase, la bâtisse est rapidement réduite en cendres. La faute à « quelqu’un de stupide avec un pistolet lance-fusées », racontera peu de temps après l’incendie, en chanson, un groupe de hard rock anglais, aussi présent sur la Riviera. Il s’agit de Deep Purple, qui s’inspire de cet événement pour composer Smoke on the Water, son plus grand tube. Cinquante ans plus tard, retour sur la création de l’une des légendes du rock avec Mathieu Jaton, patron du Montreux Jazz Festival.

Mathieu Jaton, sur la base des éléments que vous connaissez, que s’est-il concrètement passé ce 4 décembre 1971 ?

Effectivement je n’y étais pas, je me base sur les récits de Claude Nobs. On est alors le 4 décembre dans le cadre des concerts Pop organisés par Claude pour l’Office du tourisme de Montreux, qui ont vu défiler les Rolling Stones, Pink Floyd, Led Zeppelin, Black Sabbath. Toutes ces légendes du rock et de la pop des années 1960, qui étaient les prémices du Montreux Jazz Festival. Tout cela était aussi lié à la Rose d’Or et au Symposium TV, les deux activités majeures de Montreux. Les événements dont nous parlons n’ont donc pas eu lieu dans le cadre du Montreux Jazz Festival puisque nous sommes alors en décembre. Il s’agit d’un concert événementiel de Frank Zappa pour son premier passage à Montreux. Un concert incroyable dans ce Casino mythique. Quand on regarde les images cinquante ans plus tard, on se trouve dans une salle qu’on ne verrait plus aujourd’hui, avec des gens entassés, du public sur les escaliers. Il y avait une forme d’insouciance, même si ce n’est pas celle-ci qui a conduit à l’incendie.

En parcourant les articles de l’époque et les récits plus tardifs, on lit un peu tout et son contraire sur l’incendie.

On a effectivement un peu tout entendu. Même sur les archives photo. J’ai eu dans mon bureau une photo d’une personne tenant une lance à incendie, on m’a dit qu’il s’agissait de quelqu’un en particulier alors que ce n’était pas le cas. C’est le côté sympa des légendes finalement. Au bout d’un moment, tout le monde se les approprie et tout le monde donne de nouvelles versions.

Les versions concordent en revanche pour dire que l’incendie se déclare aux alentours de 16h15.

Effectivement, les images qui ont été prises sur le moment montrent qu’il faisait jour, alors qu’on était en décembre. Il s’agissait bien d’un concert donné dans l’après-midi. Sur les faits, l’incendie démarre à cause d’une fusée éclairante, indiquent les rapports de police, envoyée dans ce plafond particulier du Casino. Le Casino s’est alors enflammé très rapidement. Mais le public et les organisateurs ont réagi avec beaucoup de calme, ce qui fait que tout le monde a pu sortir, presque sans se rendre compte de ce qui se passait. Selon ce que me racontait Claude, une partie des gens croyaient presque à un canular au départ. Avec aussi Frank Zappa qui harangue la foule pour lui dire de sortir. C’est fou. Parce qu’à regarder les photos de la salle ce jour-là, le moindre mouvement de panique aurait été dramatique. Il n’y a quasiment rien eu alors que la situation était particulièrement grave. Il n’est rien resté du Casino. Il a brûlé comme un feu de paille.

« Autour des années 1970, Claude ouvre au rock et au monde des hippies, ce qui lui a valu
des attaques très fortes. »
Mathieu Jaton

Sur l’auteur des faits. La police évoquait après l’incendie un réfugié tchèque, certains parlent d’un fan, Deep Purple dans sa chanson parle d’une personne stupide avec un pistolet lance-fusées. Depuis, plus rien. Cinquante ans plus tard, en sait-on davantage ?

Cela fait plus de vingt-cinq ans que je suis à Montreux et j’ai passé quinze ans aux côtés de Claude. J’ai entendu Claude raconter cette histoire mille fois, parfois avec des variantes. Mais jamais il n’a parlé de l’auteur. C’est comme si toute la partie dramatique, l’incendie d’un bâtiment mythique, a été occultée par l’histoire géniale qui en a découlé. Finalement, tout le monde a gardé l’issue magique. Un peu comme si on se disait qu’on se fichait de savoir qui est le responsable. Quand certains drames donnent parfois lieu à quelque chose d’extraordinaire, on ne veut plus penser aux circonstances dramatiques. On ne pense plus qu’au bien qu’il a laissé.

Le bien, dans ce cas, c’est Smoke on the Water, l’un des mythes du rock, sur l’album Machine Head enregistré en décembre 1971 à Montreux. De nombreuses versions concordent en ce qui concerne la chronologie pour dire que Deep Purple, arrivé le 3 décembre à Montreux, devait prendre possession du Casino le 5 pour enregistrer. Grâce à Claude Nobs, le groupe a été déplacé dans le Pavillon, puis chassé par la police à cause du bruit. Ils auraient terminé leur périple au Grand Hôtel de Territet, comme ils le racontent dans la chanson. Est-ce juste ?

Je pense que la chronologie est bonne, mais nous n’avons jamais parlé de l’enregistrement de l’album et de l’installation du groupe avec Claude. Ce dont je suis sûr, c’est que contrairement à ce qu’on a pu entendre, l’enregistrement n’a pas eu lieu aux Mountain Studios. Ils ont utilisé le camion d’enregistrement mobile des Rolling Stones, dont ils parlent dans la chanson, de même que pour le Grand Hôtel de Territet. Je pense que les paroles de Smoke on the Water sont probablement les éléments les plus véridiques par rapport à tout ce qui a pu être dit.

Smoke on the Water parle bien évidemment du concert de Frank Zappa. Certains articles racontent qu’un ou plusieurs membres de Deep Purple y auraient même assisté. Qu’en est-il ?

J’ai aussi toujours entendu qu’un ou plusieurs membres du groupe se trouvaient dans la salle de concert. Mais je ne sais pas lesquels. J’ai entendu de nombreux récits sur cette histoire, et me suis aussi déjà trouvé dans la situation où certains des récits que j’ai pu raconter étaient parfois infirmés par de articles que je lisais au sujet de Deep Purple.

Tout cela se déroule peu de temps après la création du festival. Où en est le Montreux Jazz alors ?

Claude crée le festival en 1967. On est au début dans le pur jazz, avec un festival de trois jours, qui commence avec Charles Lloyd, Nina Simone, Bill Evans, Ella Fitzgerald et tous ces grands du jazz, déjà un peu plus protéiformes, ancrés dans la musique noire américaine, que Claude aimait beaucoup. Autour des années 1970, Claude ouvre au rock et au monde des hippies, ce qui lui a valu des attaques très fortes. Avant, Montreux, c’était la grande âme élégante, très classieuse, basée sur les valeurs de la noblesse anglaise du début du siècle qui se retrouvait parfaitement dans les concerts de jazz très luxueux. Avec un côté ronflant de cette beauté du jazz relativement élitiste. La plus grande audace de Claude a été de pervertir tout cela. Il attire alors les groupes de rock avec leurs populations. Les fans qui viennent à Montreux, qui dorment sur les quais, qui campent, qui fument des joints. Tout cela choquait une partie de la population montreusienne, mais inscrit aussi le Montreux Jazz comme un festival très différent. À cette époque, on est juste après Woodstock. Dans le rock, on parle de Woodstock, de tout ce mouvement qui est en train d’envahir la planète et pas tellement d’autre chose. Mais personne ne le produit sous forme de festival.

« J’aime cette histoire au-delà de la chanson,
au-delà de son mythe et de ce qu’elle représente pour le rock,
parce que c’est un imaginaire qui colle à l’histoire de Montreux. »
Mathieu Jaton

Sous l’égide du Montreux Jazz Festival, Claude attire tous ces musiciens et cette communauté de fans. Cet élément est essentiel dans l’histoire du festival et dans ce qui a conduit Claude Nobs à faire ce que nous faisons encore aujourd’hui : on ne stigmatise pas les styles de musique. Claude a toujours abordé un jazzeux comme un rockeur, comme un rappeur. On se fiche en réalité du style, ce qui compte, c’est qu’il s’agit d’un musicien. Ce que la communauté de consommation de la musique a rarement fait. Paradoxalement, cinquante ans plus tard avec la numérisation et l’accessibilité à outrance, on est en train de casser toutes ces barrières. Cet événement de 1971 met le focus sur la musique rock de l’époque, le décloisonnement du festival et la vision de Claude. On a souvent parlé d’un Claude visionnaire parce qu’il trouvait des artistes. Pour moi, ça va bien au-delà. C’est un Claude courageux, qui croit à une musique protéiforme, à une musique qui a un dénominateur commun entre tous les musiciens. Si je ne devais défendre qu’un seul élément aujourd’hui, cinquante ans plus tard, c’est bien celui-ci. Et il faut aussi rendre hommage aux personnes qui ont eu une importance majeure, parce qu’elles ont laissé faire Claude.

Smoke on the Water s’ouvre en parlant de Montreux et a eu un impact gigantesque sur la ville et sa notoriété. Lequel selon vous ?

Cette chanson est entrée dans la légende. C’est clairement l’hymne de Montreux. Et je trouve d’autant plus incroyable que l’hymne de Montreux est un morceaux rock. Dans la symbolique, c’est extraordinaire. Et c’est complètement assumé par Claude et par le festival. Ce qui est génial. On s’appelle Montreux Jazz Festival, mais la chanson qui nous représente le mieux est Smoke on the Water de Deep Purple. J’adore ce paradoxe. Dire à quel point ce morceau a eu une influence sur l’image de Montreux et sur le Montreux Jazz Festival n’est pas mesurable, mais c’est évident. Des guitaristes du monde entier ont vu sur leurs partitions « We all came out to Montreux » (ndlr : la phrase d’ouverture de Smoke on the Water). L’impact est inéluctable. Il y a quelque chose de très puissant, qu’on ne brandit toutefois pas comme un outil marketing. Sur ce point, je souligne aussi qu’un élément fondamental de Montreux, c’est l’artiste au centre avec une liberté totale. Ça nous paraît aujourd’hui naturel que cet événement ait eu lieu à Montreux, nous sommes fiers de ce qui en a résulté, mais nous n’allons l’utiliser comme un produit marketing. Ça reste la chanson de Deep Purple qui appartient à Deep Purple, que Deep Purple a eu la gentillesse de créer à Montreux. Puis de l’amener à Claude pour le consoler de l’incendie du Casino. D’autres destinations ou d’autres événements en auraient peut-être fait leur devise absolue. Ce qui aurait été faux, dans le passé comme pour le futur. Ça cloisonnerait le festival à un événement. Alors que plusieurs événements ont construit la légende de Montreux.

Il est aussi intéressant de souligner que ce morceau est rattaché au festival, alors qu’ils n’ont pas de lien direct. L’origine, c’est un concert à Montreux en décembre de Frank Zappa.

C’est juste et c’est intéressant parce que l’idée fondatrice du festival était de faire connaître Montreux à travers le monde sur un plan touristique. Ça vient de l’Office du tourisme. Ce que Claude a toujours défendu, et ce que j’ai toujours défendu, c’est notre rôle évidemment culturel, mais aussi notre rôle économique et touristique pour la région. La mission touristique du Montreux Jazz a toujours été au service de la destination. Dès qu’on associe Montreux à la musique, on l’associe au Montreux Jazz. C’est évident aujourd’hui, mais au départ, ce n’est pas le cas. Parfois, même des collègues de bureaux me demandent pourquoi on avait un festival en décembre. Finalement, on s’en fiche. Et j’aime cette histoire au-delà de la chanson, au-delà de son mythe et de ce qu’elle représente pour le rock, parce que c’est un imaginaire qui colle à l’histoire de Montreux. Nous avons commencé cet entretien par : « on ne sait pas très bien ». Ce n’est pas grave. Toute l’histoire de Claude et du festival est ainsi. On ne sait plus très bien, mais ce n’est pas grave. Comment ça se termine ? On s’en ficherait presque, parce que ça a existé. Idem avec David Bowie, avec Freddie Mercury, avec Tchaïkovski, Ravel, Stravinski. Toutes ces icônes de la musique classique qui sont venues à Montreux. Aujourd’hui on dit que le Boléro a été composé à Montreux. Vrai ou pas ? Je n’en sais rien, je ne peux pas le prouver.

« Je ne me lasserai jamais de l’émotion
du morceau joué sur scène par Deep Purple,
avec le public qui dégage quelque chose de fou. »
Mathieu Jaton

On dit que Francis Scott Fitzgerald a écrit Gatsby le Magnifique à Montreux parce que sa femme était en soin à Territet. C’est possible. Je n’en sais rien. Mais tout cela fait de Montreux une ville de légende. C’est aussi notre slogan, « Where legends are born », que nous utilisons peu. J’adore ce slogan, parce qu’il n’est pas présomptueux. Une légende peut être petite, moyenne ou grande, inventée ou inspirée. Pour moi, c’est complètement Claude. Parce que la plus grande compétence de Claude était le storytelling. C’est ce que les artistes ont aimé chez lui. Il les faisait rêver comme des gamins. Il leur faisait manger un morceau de fromage qu’il avait peut-être acheté à la Coop, mais c’était le morceau de fromage le plus extraordinaire au monde. Parce qu’il racontait une histoire qui allait avec. Tout le monde aimait Claude et le festival pour ça. C’était son génie. Pour moi, Smoke on the Water est l’incarnation de tous ces rêves et de toute cette rêverie.

Deep Purple s’est produit au Montreux Jazz Festival et y a évidemment joué Smoke on the Water. Est-ce que quelque chose de particulier se passe avec le public de Montreux ?

Oui, c’est assez fou. Je dois avouer que je vais à chaque fois dans la salle au moment où je pense qu’ils vont jouer le morceau. Ce n’est pas pour écouter une énième fois la chanson, même si ça m’intéresse de savoir comment Deep Purple va la rejouer. Je suis en revanche toujours très attentif de voir quelles émotions cela véhicule sur scène. Ils ont joué dix mille fois Smoke on the Water. Et peut-être en ont-ils marre de le jouer. Mais il y a quelque chose d’assez magique qui se passe quand démarre le riff, avec plus de quatre mille personnes qui attendent ce moment. Une magie qui se retranscrit sur les musiciens qui en font à chaque fois des versions très intéressantes.

Smoke on the Water est aussi un très bel hommage à Claude Nobs, « Funky Claude », qui est cité dans la chanson. Pour vous, patron du Montreux Jazz Festival depuis sa disparition, qu’est-ce que cela représente ?

C’est extraordinaire. Et Claude en était tellement fier. Il ne le disait pas, parce qu’il avait cette humilité face à l’artiste. Il n’allait pas se pavaner en disant qu’il était dans une chanson. Il avait trop de respect pour l’artiste. Pour Claude, surtout à ce moment-là, le début des années 1970 difficiles pour lui, où il était contesté, ça a été une fierté immense. Être reconnu par le monde du rock, comme ce qu’il aimait le plus être. Deep Purple a utilisé les mots parfaits : Funky Claude. C’est tout ce qu’il adorait, et c’est tout ce qu’il représentait.

Enfin vous, à titre personnel, quel est votre rapport à ce morceau ?

Je distingue deux choses. Je ne me lasserai jamais de l’émotion du morceau joué sur scène par Deep Purple, avec le public qui dégage quelque chose de fou. C’est les émotions que nous recherchons dans la musique. En revanche, prendre ma guitare à la maison et jouer Smoke on the Water, non. Ou de l’entendre jouer autour de moi. Si je vais voir un concert à Lausanne et qu’un groupe joue ce morceau, c’est souvent le moment où je me dis qu’il faut aller prendre une bière. C’est une chanson comme My Way ou Ne me quitte pas qu’on reprend à toutes les sauces. Il y a parfois des versions qui collent des frissons, mais c’est très rare. Alors qu’elles ont été reprises des milliers de fois.