Mathieu Jaton : « J’aime cette irrationalité, parce qu’elle me colle à la peau »

Alors que le Montreux Jazz dévoile son programme 2023, PLANS CULTES en profite pour disséquer l’édition à venir avec Mathieu Jaton, patron du festival. L’occasion de découvrir plus en profondeur certains artistes, mais aussi de faire le point sur l’ADN du « Montreux ».

David Trotta

Édition monstre pour le Montreux Jazz Festival 2023, elle verra se succéder des légendes, dont Bob Dylan ou Mark Ronson, sans oublier de proposer les artistes que tout le monde cherche à s’arracher, à commencer par Lil Nas X. Par-delà une succession de noms à donner le vertige, elle souligne surtout une identité propre au Montreux Jazz, qui cherche toujours plus à créer des ponts entre les genres et les générations, pour mieux briser les frontières. PLANS CULTES en parle avec Mathieu Jaton, patron du festival. Interview.

Le Montreux Jazz lance son édition 2023, auréolé d’un Arthur Award. Qu’est-ce que cela représente pour le festival ?

C’est un cadeau dans la mesure où il s’agit d’une reconnaissance de nos pairs dans le business de la musique. Cet award est attribué uniquement sur vote des acteurs du music business. Quand on se retrouve à Londres, dans la plus grand foire des agents, managers et promoteurs européens, que la majorité des personnes présentes sont à 60-70% anglo-saxonnes, que la majorité des nominés et des récipiendaires sont issues de Live Nation ou de AEG (organisateurs d’événements à l’échelle internationale, ndlr), et que nous sommes nominés au milieu de Hyde Park, de Primavera Sound, de Leeds & Reading Festival, tous des festivals enveloppés par ces grands groupes internationaux, et que nos pairs finissent par dire que les petit Montreux Jazz Festival est le meilleur festival européen, ça fait chaud au cœur. Le capital sympathie de l’industrie de la musique anglo-saxonne envers nous est énorme. Alors, quand on présente deux semaines plus tard le programme pour l’édition 2023, de mon point de vue à 1000% dans notre ADN, classe, élégant, construit, structuré, au-delà de tout le music business et de ses préoccupations économiques, ça résonne très positivement.

Le programme, parlons-en justement. À commencer par le Lab. Il attire toujours plus de gros noms, alors qu’il est réputé pour mettre en lumière celles et ceux qui, selon vous, exploseront demain. Dès lors, pourquoi y programmer de véritables têtes d’affiche et comment faites-vous pour y attirer des artistes de l’envergure de Mark Ronson ?

On constate une réelle évolution du Lab, qui fête cette année ses 10 ans. Petit à petit, ce sont les artistes qui ont créé la légende du Lab. Parmi eux, on peut citer Ed Sheeran, Kendrik Lamar, Dua Lipa, ces énormes stars qui ont joué au Lab. L’an dernier, Thom Yorke avec The Smile décide de venir au Lab parce que cette salle fait sens pour ce projet. Alors qu’il connaît par cœur l’Auditorium Stravinski pour l’avoir joué aussi bien en solo qu’avec Radiohead. Ces signes montrent que dans le monde du gigantisme dans lequel nous nous trouvons, proposer une salle extrêmement bien positionnée dans une dynamique plus underground, sculptée dans la musique de demain, est extrêmement intéressant. Pour livrer une anecdote, Sam Smith, lors de sa venue en 2015, nous a remercié pour avoir été programmé au Lab, parce que cette salle correspondait à l’artiste, alors qu’il venait de gagner quatre Grammy Awards. J’étais persuadé que nous allions nous faire lyncher par le management quand il se rendrait compte que Sam Smith jouerait au Lab et non au Stravinski. Que Montreux offre des moment magiques, humains et d’intimité dans un univers qui ne cesse de s’agrandir fait complètement sens avec qui nous sommes. Le repositionnement entre les deux salles date d’il y a dix ans. Aujourd’hui nous sommes dans une perméabilité totale entre les deux, où ce qui compte est le projet proposé par un artiste, plus adéquat dans l’une ou l’autre salle et malgré son degré de notoriété.

Une perméabilité entre les deux salles donc essentielle pour le Montreux Jazz Festival ?

Pas seulement entre les deux salles, mais dans la musique en général. On critique souvent l’époque, à coups de « c’est plus comme avant », notamment avec le digital. Mais il a donné une accessibilité dingue à la musique et a fait surgir des artistes qui n’auraient peut-être jamais émergé sur décision d’un manager, d’une maison de disque. Dans cette programmation, certains extraterrestres n’auraient jamais émergé autrement. Le transgénérationnel est extrêmement important. Pour les artistes aussi. Ça ne pose aucun problème à Wet Leg de dire que son mentor est Idles. Ça ne pose aucun problème à Norah Jones, une superstar, de dire qu’elle rêve de jouer avec Mavis Staples. C’est la musique d’aujourd’hui, qui a cassé toutes les barrières. Le Montreux Jazz doit être la représentation de cela, de cette dimension dans laquelle les frontières et les stéréotypes n’existent plus. De mon point de vue, nous devons aussi arrêter le stéréotype du public. Le public ne regarde plus ce qui est censé s’adresser aux jeunes ou aux vieux. Récemment encore, je donnais une conférence à de jeunes étudiants, au terme de laquelle un participant et venu me dire qu’il avait découvert un « truc dingue » sur Spotify. En l’occurrence, c’était Nirvana. Et c’est super ! Qu’importe si le groupe n’existe plus, que ce jeune soit né bien après l’arrêt de Nirvana. La musique, elle, reste. Et il faut continuer de l’écouter, sans jugement. Le dernier concert de Deep Purple à Montreux, la moyenne d’âge du public était de moins de 30 ans. C’est génial et c’est beau à voir.

Passons au Stravinski. Vous parliez de l’ADN de Montreux. En quoi cette affiche est-elle « Montreux » et en quoi vous plaît-elle à vous, Mathieu Jaton ?

Elle est totalement « Montreux » parce qu’elle est totalement irrationnelle. Je m’explique. Il est totalement irrationnel aujourd’hui de mettre Iggy Pop, Billy Idol et les Sex Pistols ensemble sur scène. Idem avec Joe Bonamassa et Buddy Guy. Nous aurions pu faire deux soirées au lieu d’une pour chacun de ces plateaux. Il est absurde de faire venir Jon Batiste des États-Unis avec vingt-cinq musiciens pour un projet unique au Montreux Jazz Festival, avec en plus Jacob Collier. Ça ne se fait plus dans l’approche business des festivals. De mon point de vue, c’est là où se démarque le Montreux Jazz Festival. Et ce programme est truffé de jammeurs. La soirée de clôture, née pratiquement par accident, avec Mark Ronson au Lab et Nile Rodgers au Stravinski. Si j’arrive à les réunir à 2h du matin autour d’une jam, ce serait magique. J’aime cette irrationalité, parce qu’elle me colle à la peau. Nous sommes des gens issus de l’hospitalité, de l’hôtellerie. La magie de Montreux vient de cette tradition d’hospitalité. C’est là mon clin d’œil à Claude Nobs. Quand Claude m’a engagé, je lui ai demandé ce que je faisais ici, parce que je ne venais pas du business de la musique, mais de l’École hôtelière. C’est justement ce qu’il voulait pour assurer la continuité du festival, cette conscience de l’hospitalité. J’ai mis des années à comprendre. Aujourd’hui, on voit que la génération d’avant est toujours présente. Lionel Richie, Bob Dylan. Et il y a aussi ces artistes que j’ai rencontrés il y a dix ans, Jon Batiste, Jacob Collier, avec qui on a commencé à construire une histoire et qui sont aujourd’hui les headliners du Stravinski. Quand je rencontre Ed Sheeran juste avant son concert à Zurich, il se souvient de son passage à Montreux en 2012 et m’en remercie, parce qu’il ouvrait devant Chris Cornell. Pour lui, c’était un cadeau. Plus que jamais dans le monde d’aujourd’hui, nous sommes heureux d’offrir ce genre de choses, notre approche. Et les artistes en sont conscients. Ils se souviennent aussi du Montreux Jazz Festival pour ce que nous avons à leur offrir.

Le Montreux Jazz est réputé pour vouloir « créer l’événement ». Pour vous, quel est ou quel sera l’événement de cette édition 2023 ?

Tout dépend de l’angle choisi. D’un point de vue médiatique, c’est Lil Nas X et Bob Dylan. Lil Nas X évidemment parce que tout le monde l’attend et veut le voir sur scène. Pour moi, les événements ce sont ces moments où s’écrivent de nouvelles pages du Montreux Jazz. Après les avoir appelés les deux, séparément, j’espère que Chilly Gonzalez et Sofiane Pamart vont jouer un morceau ensemble, alors qu’ils n’ont jamais confronté ces deux générations de pianistes complètement barrés. J’espère qu’un Jon Batiste va nous sortir le concert d’anthologie. Avec le nombre de personnes présentes, je me dis qu’il est en train de préparer quelque chose. J’imagine que Sam Smith est aussi en train de préparer quelque chose. Après, on espère et des fois, ça ne se passe pas. Je pense aussi qu’il peut se passer quelque chose entre Bastian Baker et Chris Isaak. La symbolique d’avoir ces deux artistes pour le même plateau est superbe. Le crooner suisse capable de faire des tubes à n’importe quel moment, aux côtés de Chris Isaak. Je pense que la soirée de clôture avec Mark Ronson va être mémorable. Dans son set up, dans sa construction, dans la manière dont elle sera faite. J’attends beaucoup de la soirée de Sam Smith, j’attends beaucoup de la soirée avec Mark Ronson et j’attends à chialer sur Bob Dylan.

Un coup de cœur dans tout ça ?

Jacob Collier et Jon Batiste. Jon est sous-coté en Europe aujourd’hui. Il est relativement peu connu alors que c’est un showman de dingue. Pour l’avoir vu sur scène, c’est un groove monstrueux. C’est comme un Rag’N’Bone Man. Il a un phrasé, une façon de poser sa voix qui est une tuerie. Et Jacob Collier, on ne se rend pas compte qu’il vient de faire l’Aréna à Paris, le Royal Albert Hall de Londres. Même nous, en interne, on se fait parfois avoir, quand on se rend compte de ce qu’il est en train de faire eu Europe. C’est un multi-instrumentiste avec une approche complètement différente des autres, avec une puissance qui happe le public. C’est un chef d’orchestre à lui tout seul. On se demande toujours comment ça va tenir sur la durée. Ce n’est pas le genre d’artiste dont on achète forcément tous les albums ou qu’on écoute à la maison, mais qu’on adore voir sur scène. Jacob tient, il dure et il grandit toujours plus. Ce qui est super intéressant.

Clin d’œil à Claude Nobs enfin, vous le soulignez aussi avec la venue de certains artistes dont Nile Rodgers et Bob Dylan. Des légendes qui reviennent dix ans plus tard, dix ans après le décès de Claude Nobs. Qu’est-ce que cela dit de Montreux ?

Cela montre une fidélité au focus sur la qualité et la non concession du genre. La dernière fois que Nile Rodgers est venu, c’était le mec de Chic, de la disco. Depuis, on le voit avec avec Daft Punk, Pharrell Williams. Il est encensé aux États-Unis. Il a confirmé sa venue à Montreux une seconde après que nous lui avons fait parvenir notre offre. Il n’y a pas eu de discussion. Tout se fait de façon organique. Le festival que nous présentons aujourd’hui est ni plus, ni moins que l’ADN que Claude nous a transmise, mais modernisé au regard de l’époque dans laquelle nous nous trouvons. Finalement, c’est le plus beau des hommages.

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